Mésusages de l'automobile chez les conducteurs vieillissants.
Résumé- Problématique
Quelles sont les difficultés qui surviennent dans la quotidienneté des déplacements automobiles de conducteurs vieillissants ? Si l'on connaît le risque statistique des personnes âgées d'avoir un accident de la circulation, on ignore ce qu'elles font réellement au volant de leur voiture. C'est pourquoi cette étude examine les problèmes que pose l'usage de l'automobile (difficultés, inconforts et défaillances) chez des conducteurs retraités de plus de 55 ans afin d'identifier les moyens de prolonger leur indépendance au volant et d'enrichir la pédagogie de la conduite automobile. Dans la veine de la sociologie pragmatique qui développe la notion d'action située, sont étudiées les épreuves qui jalonnent l'usage des routes et les ajustements mobilisés pour faire face à ces difficultés.
Méthodologie
Selon une démarche de type ethnographique, il a été procédé à 65 observations embarquées et filmées, auprès de 27 conducteurs, afin de répertorier la diversité et les circonstances des difficultés éprouvées par les automobilistes âgés en situation réelle de conduite. La première phase menée à l'automne 2005 a consisté en un suivi étroit de 8 personnes en embarquant à bord de leur véhicule lors de déplacements habituels de durées et de fréquences variées (deux à six séances de conduite par individu). La seconde phase entreprise au printemps 2006 auprès de 19 individus sollicités pour une à trois séances de conduite a permis de compléter et de valider les catégories d'analyse qui ont émergé du suivi préalable. Un bref questionnaire concernant notamment l'exposition à la circulation des conducteurs de l'échantillon a complété les observations.
Résultats
Situations à risque et épreuves
Les carrefours constituent bien une source de problèmes et d'inconforts à l'occasion des changements de direction :
- quasiment tous les conducteurs de l'échantillon positionnent leur véhicule de travers sur la chaussée avant de tourner, généralement à droite. Cette amorce précoce du tournant entrave la visibilité et impose au conducteur âgé une torsion accrue du cou lorsqu'il effectue ses contrôles visuels ;
- de nombreux individus tendent à écourter la trajectoire de leur véhicule en tournant à gauche ou, au contraire, à l'élargir en tournant à droite, au risque de rencontrer un véhicule venant en sens inverse.
Si ces épreuves survenant aux intersections semblent participer d'une économie des efforts que les automobilistes mettent en oeuvre pour faciliter leurs manoeuvres, d'autres correspondent davantage à des défaillances liées à l'avancée en âge.
Le placement sur la chaussée est une autre situation à risque chez la moitié des automobilistes rencontrés alors soumis à l'épreuve du choix de la file adéquate. En particulier, la circulation sans nécessité sur la file de gauche d'une rue à deux voies a compliqué considérablement la tâche de plus du tiers des conducteurs, en générant ralentissements, changements de file, accélérations et décélérations. Il convient également de mentionner la difficulté à maintenir la trajectoire lors de la négociation de virages, difficulté généralement liée à une perte momentanée de contact visuel avec la route. Plus du quart des automobilistes expérimentent ainsi une circulation en zigzag ou avec des à-coups du volant.
Mobilité et usages compensatoires
Dans l'échantillon, trois groupes d'automobilistes se dégagent selon l'importance de leur mobilité : les conducteurs très exposés à la circulation ; les conducteurs qui limitent leurs déplacements à un périmètre local et les conducteurs en cours de démotorisation. Ce sont ces deux derniers groupes qui adoptent principalement des stratégies de limitation des déplacements.
Parmi les usages entrant dans une stratégie de sélection, il y a la limitation des déplacements à des circonstances jugées sûres. Nombreux sont ceux qui évitent de circuler sur une chaussée glissante ou lors d'intempéries, certains abandonnent la conduite de nuit et d'autres empruntent des trajets de contournement du trafic. La délégation au passager de certaines tâches (par exemple, la lecture des indications routières) peut également être considérée comme un procédé de sélection. Le placement anticipé sur la file de gauche, préparant la prochaine manoeuvre de tourne à gauche ou le rabattement d'une voie, participe lui d'une logique de compensation, adoptée par les trois quarts des conducteurs observés. Une telle anticipation se révèle toutefois généralement contre-productive.
De l'aisance à l'inconfort
Si l'aisance au volant se reconnaît à l'absence de défaillance majeure et à l'exécution non précipitée des manoeuvres, l'inconfort se manifeste au contraire par la récurrence de défaillances et l'impulsivité de certaines manoeuvres. De l'aisance à l'inconfort, différents stades ou types de conduite se dessinent :
1. la conduite courtoise se traduit par une attention quasi constante prêtée aux autres usagers et à l'état de la circulation, mais aussi par un relâchement vis-à-vis de certaines règles de conduite (par exemple non-respect de l'arrêt complet aux stops selon les circonstances) ;
2. la conduite normalisée s'appuie plutôt sur le respect strict des règles de conduite au détriment des aléas de la circulation ;
3. la conduite versatile est un stade de transition entre aisance et inconfort où le recours aux convenances comme aux règles se détraque. Ce type de conduite se caractérise par la réalisation impulsive de certaines manoeuvres (par exemple, les changements de file) et l'installation de défaillances répétitives ;
4. la conduite défaillante est un stade critique où plusieurs types de défaillances se cumulent et où les conducteurs entretiennent de moins en moins de contacts avec les autres usagers.
À la conduite respectant une forme ou une autre de conventions (conduite selon les convenances ou selon les normes), succèderaient ainsi la conduite avec de nombreux inconforts, puis la conduite globalement défaillante.
Avec l'avancée en âge, des problèmes de placement sur la chaussée, de maintien de la trajectoire du véhicule et de communication avec les autres usagers semblent se poser avec davantage d'acuité. Les signes d'une conduite qui tend à défaillir se verraient dans la récurrence de défaillances de différents types, la réalisation impulsive de certaines manoeuvres, le vécu d'incidents et une moindre exposition à la circulation. Au regard de notre échantillon, le basculement dans une zone d'inconforts intervient le plus souvent à la fin de la soixantaine.
© Ministère de la Transition écologique et solidaire