Cultures nationales et cultures de la conduite automobile en Europe (Allemagne, Italie, Grande Bretagne, France). Rapport final du programme Psycho2, lot 6.
Résumé- L'étude exploratoire porte sur l'analyse qualitative de 100 entretiens non directifs dans quatre pays d'Europe occidentale (France, Italie, Allemagne, Grande Bretagne). Elle reconstitue " l'univers sémantique " des conducteurs d'automobiles dans ces pays, et notamment leur rapport à la sécurité routière et aux codes de la route, en relation avec la question des normes de vie en société.
Ses résultats principaux établissent que les conducteurs européens se représentent le monde de la conduite comme partie prenante d'un monde social et politique, lequel fait l'objet d'une conversation entre grands discours-types, étroitement associés à la culture "nationale" du locuteur. La logique interne de chaque discours-type -de fait partagé par la plupart des personnes interrogées d'un même pays, est subordonnée à une logique interculturelle -celle d'un positionnement réciproque des cultures face à un problème central pour cet ensemble de sociétés. Ainsi, la route qui est un aspect essentiel de la socialité contemporaine, pousse-t-elle les personnes à se situer par rapport à des grands choix quant à la place de la loi (ici du code de la route) face aux normes sociales locales, communautaires ou régionales, en général non écrites. Ces choix sont polarisés par les positions " nationales " opposant, par exemple, la compétence technique ou la compétence communicationnelle des usagers de la route au principe d'une réglementation contraignante. Une opposition bien résumée dans le dilemme britannique : "good driver or safe driver ? ".
Sur cette question, quatre grandes positions transparaissent, en dialogue " interculturel " conscient ou inconscient :
.En Allemagne, les conducteurs mettent en étroite correspondance la loi, l'intériorisation de celle-ci et l'arbitrage entre composantes d'une communauté nationale solidaire, dont les policiers -par exemple, mais aussi les amateurs de grandes vitesse, sont partie prenante. En revanche les étrangers (camionneurs de l'Est, propriétaires français de voitures " non assurées ", etc.) cristallisent l'inquiétude, ainsi rejetée vers l'extérieur du bloc " communauté-loi ".
. En Italie, la conduite réglée par la norme de la connivence communautaire locale s'oppose - au nom de la compétence - à une loi nationale abstraite plus distante, et souvent moins appliquée.
. En Grande Bretagne, aucun critère communautaire ou de compétence personnelle ne tient face à la rigoureuse application d'une loi universelle, elle-même élaborée pragmatiquement comme une mécanique de précision, mais soutenue " éthiquement " par chaque sujet.
. En France, l'absence de communauté renvoie aussi à un arbitraire du jugement de chacun et de chaque corps sur la Loi. A cet arbitraire qui inquiète correspond la triple tendance à la " peur " d'une loi surplombante (incarnée par les gendarmes), à la culpabilité irrationnelle (terreur de l'accident avec un enfant), et à la désignation de " boucs émissaires " parfois incongrus (Vieux, 4X4, etc.).
Il semble que ces positions entraînent des styles de conduite qui ont certainement des effets sur l'accidentogenèse, bien qu'il soit difficile d'affecter à chacun des indices de " dangerosité ". Il paraîtrait plus adéquat de poser que chaque style comporte des aires de " félicité " où il fonctionne bien, (l'intérieur de la ville pour la conduite " napolitaine ", le rond-point " à la française " pour le semi-urbain français, l'autoroute sans limite de vitesse en Allemagne, etc.), et, en contrepartie, des aires où il devient contre-productif (la rocade autour de Naples, la route " nationale "en France, l'intersection à angle droit avec incertitude sur la priorité en Allemagne, etc..). Se pose également le problème de l'alignement des cultures de conduite sur un standard européen, dans la mesure où nos résultats indiquent que la culture européenne suppose la différence de styles nationaux de conduite en dialogue contradictoire. Pour préciser ces aspects, il faudra systématiquement comparer ces résultats aux données quantitatives comme celles de SARTRE, et notamment aux chiffres qui font apparaître des différences " énigmatiques " entre les perceptions de la sécurité et du risque exprimées dans les différents pays. Le modèle d'analyse interculturelle ici proposé peut être étendu systématiquement à la recherche des oppositions sémantiques pertinentes dans d'autres aires de " conversation culturelle " du monde. S'il ne peut sans doute pas rendre compte du nombre des accidents, il peut être utile pour comprendre le " sens " que l'accident prend dans telle société, en rapport avec les significations sociales de la conduite qui en est l'un des facteurs. Par exemple, le fait qu'une conduite " à risque " soit attendue des conducteurs jeunes de tous les pays est en partie transformé et modulé selon que les Jeunes en question sont considérés - avec leurs spécificités - partie prenante du collectif -, comme des marginaux, ou encore comme des ennemis, voire des " agents de l'étranger ". Plus précisément, si tel Jeune trouve dans son modèle culturel national une certaine place symbolique pour le " rodéo " (joy riding), il est possible que l'inflexion de son style qui en découle rendra cette pratique différemment agressive, et donc différemment dangereuse. Ce genre de question ne se pose évidemment pas pour une culture qui - par exemple au nom du surplomb absolu de la Loi - ne saurait admettre le rodéo comme une forme tolérable de conduite !
Denis Duclos.
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